Ms 0114

[0001]J.T. DESANTI – 15 Rue Du Bac

Paris (7è)

19 55 64

[0003] 1964

Il est difficile de caractériser la doctrine de Marx. On ne peut la nommer « philosophie » : le nom serait contesté par Marx lui-même qui a déclaré vouloir dépasser toute philosophie en la réalisant. On ne peut la nommer « idéologie » :     l’expression serait encore récusée par Marx qui a appelé « idéologie », entre autres choses, la fausse conscience qui substitue au réel     un fantasme utile. On ne peut la nommer « vision du monde », puisqu’elle contient, ou prétend contenir, des     éléments de connaissance objective. Il est impossible     enfin de la nommer « science », puisqu’elle comporte des moments généralisateurs [0005] 2 et des principes méthodologique dont la validité se situe à un autre niveau que celui des lois exprimant la connexion nécessaire des phénomènes naturels et sociaux. Et s’il on ajoute qu’ on ne saurait non plus la nommer « marxisme »  en raison de certains avatars de l’Histoire, on ne saurait simplement la nommer « marxisme », la situation de          se trouve  l’interprète  ap paraîtra sans espoir.

Cette difficulté ne doit pas nous intimider. L’œuvre de Marx a un grand mérite : elle est passée. Quoique nous pensions du « marxisme », de la « philosophie matérialiste-dialectique », ou de la « mission universelle du prolétariat » en l’année 1964, l’œuvre de Marx, elle, nous attend bien tranquille, peut-être encore vivante, peut-être tout à fait morte. Pour le savoir, le mieux est d’y aller [0007] 3 voir soi-même.

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§1. Lorsqu’on aborde les écrits de Marx, en les parcourant dans l’ordre            ils ont été produits, depuis les Manuscrits de 1844, jusqu’au Capital , on voit se dégager des thèmes différents. Cette différence est d’abord de contenu. Autre est la « théorie de l’aliénation » par exemple, et autre la « théorie de la formation de la plus-value ». La théorie qui pose la « dialectique » comme méthode universelle pour l’intelligibilité du réel     (naturel et social) est différente de la théorie qui affirme que les luttes de classes sont le moteur de l’histoire. Mais ces différences ne sont pas seulement de contenu :  elles ne se disting  les thèmes  ne se di  rencontrés [0009] 4 ne se distinguent pas seulement par le sens manifesté  par les  dans les propositions qui les énoncent et les expliquent. Ils se distinguent surtout parce qu’ils sont  articulés  reliés à des  domaines diff  régions différentes du monde de culture,      régions leur donnent  d’où ils tirent leur substance, parce qu’ils débouchent sur des domaines d’objets  et des champs d'activité différents, où ils trouvent       hétérogènes et des champs d’activité différenciés,  où ils trouvent leur vérif  où se     montre  chaque fois l'exigence  l’exigence, chaque fois spécifique, de leur vérification.

Par exemple l’idée d’« aliénation » tire son sens et sa substance d’une région bien déterminée du monde de la culture : la « philosophie ». Elle est inassimilable à qui ne sait pas ce que Hegel a dit de ce mouvement par lequel le produit du travail [0011] 5 (ou de la pensée) se solidifie comme chose indépendante, mène désormais sa vie propre,  au point de pour   étrangère   à ce point  étrangère au producteur,  qu'elle peut  au point de se retourner contre lui. L’importance de la notion échappera à qui ne sait pas quel était déjà son poids spécifique dans sa région d’origine. En cette région l’aliénation ne concernait pas seulement l’homme mais encore l’Etre, dont il y a développement, parce que, aliéné en chacune de ses formes, il se retrouve, à travers les épreuves d’une telle séparation, survivant, inaliénable et un dans la pleine richesse du savoir certain de soi. Cependant cette même idée débouche, chez Marx, sur un champ d’objets bien délimité : les produits du travail humain. Elle donne à [0013] 6 comprendre la manière dont ces produits s’organisent en un monde capable de devenir hostile à l’homme et de rendre le travailleur doublement étranger, à ce monde et à soi-même. Du même mouvement elle s’ouvre sur un champ d’activité : les gestes du travailleur. Par là elle découvre un double problème. D’une part comment ces gestes en viennent ils à s’enfouir et à s’oublier dans la chose produite ? D’autre part comment et dans quelle mesure la connaissance de ce mécanisme d’aliénation permet-elle de mettre en œuvre d’autres gestes, une autre activité, dont l’effet  pourrait  serait d’interrompre ce mécanisme et de     porter le travailleur hors du monde aliéné ?

 La même remarque pourra 

[ 1 Une remarque de même nature pourrait [0015] 7 être formulée, par exemple, à propos du thème de la « plus-value ». Cette idée est enracinée dans un domaine de culture d’où elle tire son sens.  C'est  Ce domaine est l’économie politique de Ricardo, dont le cœur est constitué par la théorie de la valeur d’échange , .  dégagée   comme  Cette théorie dégage un invariant permettant de définir l’univers des marchandises comme classe d’équivalence pour une espèce déterminée d’opération (l’échange) : cet invariant, Ricardo l’avait trouvé dans      temps de travail      « la quantité comparative de travail qui a été employé à la production de chacune [des marchandises échangées] » (cf. Ricardo, Principes  <del xmlns:xd="http://www.oxygenxml.com/ns/doc/xsl">p. 7)</del>  d’Économie Politique. p.7). En précisant la nature de cet invariant par la définition du « temps de travail social moyen nécessaire à la production d’une marchandise », Marx s’est rendu capable de comprendre le mécanisme de la production de la plus-value. [0017] 8 Or dès qu’elle est définie cette notion s’ouvre sur un     domaine d’objets et délimite un champ d’action. Le     domaine d’ « objets » concernés est ici, en dernière analyse, constitué par les besoins du travailleur, dont le mécanisme de production de la plus value     limite les possibilités de satisfaction. Par cette médiation l’idée de plus value concerne tout le champ des relations intra-humaines qui dépendent de son fonctionnement. Dès ce moment se trouve délimité un champ d’action comportant des problèmes spécifiques ; en particulier le problème suivant : comment la connaissance de ce mécanisme et la domination consciente de ce domaine d’objets permet  tent  -ellepermettent-elles à l’homme dépourvu (ou prolétaire) de retrouverproduire un monde où il puisse à nouveau ? atteindre enfin atteindre à laréaliser la satisfaction des besoins qui définissent son humanité – caractère     sa qualité d’homme ? ]

§ 2 – Nous pourrions répéter pour d’autres « thèmes » développés par Marx des     observations [0019] 9 de même nature. Mais ce qui vient d’être dit suffira à nous tirer d’embarras, nous qui, venant après Marx, nous demandons de quelle « espèce » est sa « doctrine ». Nous avons en effet observé que les notions (« aliénation » « plus value ») qui prenaient leur sens dans un monde de c tiraient leur sens d’un monde de culture déjà constitué (« philosophie allemande », « économie politique anglaise ») se trouvaient arrachées à ce domaine d’origine et prenaient leur pleine effectivité dans les champs d’objets où elles étaient investies et dans les complexes d’activités qu’elles permettaient de régler du fait de cet investissement. Nous aurons donc quelque chance de découvrir un moyen d’aborder notre problème et d’entrevoir la voie d’une solution si nous [0021] 10 nous posons les questions suivantes : existe-t-il, en ces années 1840, en Europe Occidentale, un champ « domaine d’objets » et un « champ d’action » dont la prise en charge, soit     en certains points     envisagée comme FROSCIA Frochetto   inéluctable ? une tâche absolument neuve et absolument inéluctable   inédite  à la fois inéluctable et vitale ? En quoi une telle prise en charge appelle-t-elle la détermination d’un thème pratique unitaire et universel ; c’est-à-dire la mise en œuvre d’un enchaînement d’actions communes et concertées s’appliquant à « ce domaine d’objets » et y découvrant une voie de parcours : voie     unifiante, conduisant au centre de perspectives perspective, d’où d’où, une fois installé, on puisse saisir ce même domaine et le dominer comme l’unité organique des « systèmes     d’objets » un dont lesquels il paraît de prime abord se décomposer être composé ? En quoi le monde de la culture héritée ,  offre-t-il, dans sa configuration [0023] 11 donnée, les instruments capables de permettre une telle installation et de la réaliser dans la forme du concept ? En quoi, enfin, la réalisation d’une telle installation exige-t-elle l’arrachement des instruments hérités à leur configuration initiale, leur bouleversement, et la mise en mouvement d’une autre configuration ?    

§ 3 – La réponse  à la première question   aux deux premières questions n’offre pas de difficulté : elle  consisterait en une   reposerait  dans l'  sur l'analyse purement factuelle des phénomènes bien connus caractérisant l’essor inégal du capitalisme en Europe après la Révolution Française. Nous nous dispenserons de les rappeler ici.  Mais    ce qui n Il nous importera davantage de bien voir quelle est la manière d’être du « domaine d’objets » et des « champs d’action » dont la prise en charge est rendue nécessaire du fait d’un tel essor. Si nous convenons ici d’appeler « objet »  tant  ce à quoi les hommes ont affaire sur le mode du « déjà donné », nous verrons sans peine que le « domaine d’objets » qui se [0025] 12 déploie du fait du capitalisme n’est pas seulement fait de « choses » : i .Il est constitué (et principalement) de situations articulées sur des systèmes spécifiques de choses (la fabrique utilisant la vapeur par exemple) mais les enveloppant à leur tour  : a . Ainsi la « place » occupée par un individu dans la production du fait de la division sociale et technique du travail appartient au « domaine d’objets » bien qu’elle ne soit nullement une « chose ». Appartiendront aussi      au « domaine d’objets » des déterminations encore plus abstraites : par exemple la possibilité (ou l’impossibilité)  de satisfaire telle catégorie de besoin  pour tel individu de satisfaire telle catégorie de besoins du fait  qu'il occupe telle  de sa place dans la production. En bref le « domaine d’objets » ne s’offre nullement comme un « ensemble de choses », mais comme un système de relations données donc le jeu préalablement normé détermine, pour tout individu pris dans le système, le champ des actions exigées     et l’univers des choix possibles. En ce sens le capitalisme     industriel naissant a fonctionné comme tout système social : il a mis en place l’enchaînement réglé des  opérations  compatibles avec sa structure.     [0027] 13 Dans ce tissu de relations toutes les régions n’étaient pas équivalentes, toutes les situations n’étaient pas, à volonté, interchangeables : à chacune était assignée en vertu de la structure globale un champ de possibilité bien défini. Autre était le champ         ouvert devant les propriétaires des moyens de production, autre le champ    offert aux prolétaires, dont la seule propriété était leur force de travail. Or cette différence dans laquelle s’exprimait la totalité du système n’était pas, d’emblée, l’objet d’une pensée théorique. Elle était vécue du côté des prolétaires sous la forme de la conscience d’une dure nécessité : nécessité d’avoir à se plier aux gestes du travail, aux lois du marché, et de         souffrir, dans le quotidien, pour pouvoir survivre, le sacrifice des besoins les plus essentiels (logement, nourriture, loisirs : cf. Engels, La situation des classes laborieuses en Angleterre). Mais cette nécessité n’était pas simplement subie, car la conscience qui vivait en elle demeurait négative, ou du moins son côté positif (la conscience d’être assigné au travail) dévelop   pait en elle un moment négatif : [0029] 14 la conscience d’être privé du produit du travail, et d’être réduit, du fait même de l’assignation au travail,  à vivre de l'existence d'un homme  à sacrifier la satisfaction, à garder en soi tout le négatif du besoin. Ce que la langue populaire exprime très bien lorsqu’elle dit de l’homme pauvre qu’il vit « dans le besoin ». Cette conscience de nécessité devait donc se prolonger en projets et esquisses d’actes. Il fallait bien tenter de résoudre ce négatif, que la répétition des gestes du travail reproduisait sans cesse sans le résoudre jamais. Et par conséquent trouver la voie,  délimiter les champs d'action  ouvrir les champs d’action capables de porter l’homme du besoin hors de ce monde où son activité d’homme lui confisquait sa qualité d’homme : faire venir au jour, si c’était  possible  possible, le positif de ce négatif. Ainsi se trouvait prise en charge, par les prolétaires eux-mêmes, la contradiction dont souffrait leur nature : l’exercice de leur condition  de prolétaire exigeait développait    lui       le refus le plus absolu de cette même condition  exigeait et développait, dans le mouvement [0031] même qui le     réalisait,     un moment négatif spécifique : le moment du refus absolu de cette même condition. Et pourtant le système dans sa totalité exigeait que cette condition     soit vécue. En prenant à cœur  leur refus  ce refus les prolétaires commençaient en ce temps     à fabriquer leur propre histoire. Ils la fabriquaient selon les seules voies ouvertes     par la structure du système. Puisqu’ils ne pouvaient résoudre leur négatif par leur seul travail il ne leur restait qu’à travailler  mais  et à se battre. Ce qu’ils firent, comme  on sait  chacun sait.

C’est à cette histoire déjà commencée qu’à eu affaire la génération de Marx. C’était un complexe de projets et d’actions, de savoir et d’utopies, de révoltes et d’accommodements. Sur ce chemin et en certains lieux (l’Angleterre de Robert Owen, le Lyon de révolte des Canuts, le Paris des Journées de Juin 48), les ouvriers apprenaient à se constituer en classe.     En cela ils se comportaient conformément au sort qui leur [0032] X Le « thème pratique » unitaire qui se manifestait ainsi portait la classe ouvrière à prendre conscience de ses intérêts fondamentaux, à tenter d’en trouver l’expression générale. C’était un mouvement spontané. La classe ouvrière devenait « classe pour soi » : ramassée  à son pôle  au pôle négatif de la société, elle mettait peu à peu en place ses formes propres d’organisation  propres  et mettait en œuvre ses formes propres de combat. En ce lieu où elle s’organisait et où elle avait à combattre, l’essence et le mouvement du capitalisme se manifestaient à elle, dans le négatif     et le quotidien. X [0033] était fait : ils exprimaient, enracinés dans leur côté du monde,  l'essence et l'unité  le mouvement l’unité et l’essence de la société industrielle naissante. X

§ 4 – Dès lors nous pourrons répondre  à notre seconde  aux questions  suivantes  qui nous restent si nous nous attachons à comprendre le sens de cette expression : « avoir affaire à cette histoire déjà commencée ».

Il est des expressions tellement usées qu’elles semblent appartenir au « folk-lore » de la culture : « Kant réveillé du sommeil dogmatique » ; « Marx arraché au paradis des philosophes par le spectacle des luttes ouvrières ». Ici le folk-lore témoigne pour la vérité pourvu que l’on sache bien de quelle espèce est le « spectacle ». Imaginons un drame dont les spectateurs soient en même temps les acteurs. Regarder le drame c’est pour eux y jouer un rôle qu’ils n’ont pas écrit, dont ils ne connaissent pas l’auteur, et dont le canevas se dévoile à eux peu à peu [0035] selon la place     variable qu’ils occupent dans le déroulement de la pièce. Ils savent qu’il y a     une action dramatique : la pièce est nouée ; elle est en mouvement et tout le monde est embarqué. Mais le dessein un qui l’anime ne se laisse pas  lire  déchiffrer. Dans le déploiement du drame les acteurs-spectateurs  sont répartis en groupes  se répartissent en groupes hétérogènes  dont chacun Tous    ces groupes    forment la même pièce. Mais chacun propose, dans son jeu, une       version particulière. Chaque groupe réalise cette unité selon la nature de son rôle . Tous jouent la même pièce : mais aucun ne peut la voir en totalité. Ou du moins cette totalité ne s’offre jamais que du dedans d’elle-même, en perspective. Autant de groupes, autant de vues totalisantes.

Tels sont les « spectacles » qu’offre l’Histoire, lorsqu’elle est  présente  « histoire présente ». même les yeux fermés et la bouche close on est toujours sur scène. Refuser le spectacle c’est encore y jouer son rôle. [0037]

Or    Marx ne l’a pas refusé. Il en a pris sa part et a tenté de le voir du côté où il se trouvait.  C'était un parti pris Un choix accompli 

Il n’avait pas choisi ce côté : il était né bourgeois et allemand. Du moins  a-t-il  avait-il de bonne heure choisi son rôle. Il serait philosophe. Il aurait donc à s’expliquer avec la culture passée, et plus particulièrement à travers la configuration  que  qu’elle montrait maintenant, dans le présent allemand. Or Hegel (le « système » comme disait Marx) s’offrait là comme forme enveloppante et totale, comme     vérité déjà dite et médiation inévitable. Hegel avait été, lui aussi, un homme concerné par l’Histoire. Il avait pris conscience d’être « le fils de son temps »     et, avait créé un discours universel capable d’exprimer cette filiation  et en avait en conscience  (cf.  Hegel  Differenz, Ed. Lasson pp. 8-21 où Hegel analyse le mode d’enracinement de la philosophie dans le monde de culture). La forme de l’Histoire était donc présente au sein du système : c’était le « travail du négatif » : le tourment de la Totalité [0039]contrainte, pour  être  se produire, de s’exténuer en chacune de ses figures et de les faire vivre jusqu’à leur complète extinction. La  contradiction  difficulté était que la  dernière  dernière figure produite (la totalité elle-même, en possession de sa  pleine  richesse, pleine de tous les moments dépassés), demeurait subsistante et une en un présent qui ne s’éteignait plus. C’était le présent de l’ultime et éternelle vérité.  Et dans ce  Cette vérité était celle du « système ». Ainsi     le projet hégélien (comment devenir universellement et par concepts ce que l’on est naturellement et dans le vécu : le fils de son temps ?) entrait en conflit avec la forme dans laquelle il avait été réalisé.  L Avoir choisi d’être philosophe en ces années, rencontrer Hegel comme médiation vers la culture c’était alors être confronté à ce problème : comment répéter Hegel ?  Que prendre au sérieux en i  Quelle est la médiation sérieuse, le projet ou le système ? [0041]

Avoir sacrifié le système au projet ce fut le second choix de Marx. En quoi il manifestait simplement le sérieux avec lequel il entendait jouer son rôle. Sacrifier le système c’était bien la seule  manière  façon     de s’affirmer « philosophe » à la manière hégélienne : c’est-à-dire tenter de penser ce qui, maintenant, se produisait et n’avait pas été pensé.

Mais en exerçant ce choix la pensée s’orientait vers d’autres objets et « le penser » changeait de caractère. Les «  Thèses sur Feuerbach  »  donnent le ré  livrent le résultat de cette transmutation intra-hégélienne. La substance qui est sujet y devient l’homme historique. Le négatif est compris comme un moment du travail  la médiation  humain. La médiation par laquelle [0043]la substance sujet (l’homme) se constitue dans l’unité des moments où se fait sa vie est  activité pratique  désormais activité pratique.  Cela Hegel l'avait dit (cf.   System der Sittlichkeit  ). Mais pour lui la substance humaine était plus que l'Homme.  Tous ces concepts sont hégéliens (cf. System der Sittlichkeit). Marx les reconnaît comme l’essentiel. Il les interprète au profit du projet (exprimer le monde présent), contre le système (répéter les moments d’une vérité déjà dite). A l’intérieur du champ de la philosophie Marx va donc (comme Feuerbach) choisir un certain rôle. Remettre en chantier le projet hégélien conformément à son inspiration profonde n’implique pas seulement une relecture de Hegel. Cela implique encore [0045] (puisqu’on rejette l’enveloppe et la totalité du système) que l’on décrypte le discours hégélien en découvrant ce dont il a été effectivement question : l’homme historique  pris  abordé par la médiation de ce qu’il a produit en dernier, la Révolution Française. En choisissant ce rôle critique (cf en particulier la «  Critique de la philosophie du droit  ») Marx s’apprêtait à sortir du champ de la « philosophie ». D’une part il voyait, dans ce champ, apparaître, comme médiation de l’homme à l’être, le concept de la praxis (cf. Les Manuscrits de 1844). Dans le même moment il découvrait, dans le discours philosophique, un vice  d'essence  qui tenait à l’essence [0047]de la philosophie, un défaut substantiel. Ce discours en arrivait, à un moment, à oublier et à masquer la chose même dont il parlait. Hegel, qui parlait de l’homme et de la terre, n’avait-il pas cru parler de l’Être et du ciel ? Ne s’était-il pas lui-même installé d’emblée dans le ciel du λόγος ? Ne fallait-il pas apprendre à parler seulement de l’homme et de la terre, s'en tenir à ce côté      des choses  terrestre, et le voir sans autres médiations que celles qu’il déployait lui-même, c’est-à-dire le travail, la pratique et l’histoire ? Dans ce mouvement critique la « pensée » s’orientait vers d’autres objets.     Du même coup elle apprenait à se convertir à eux : elle avait devant [0049]elle la tâche de se transformer, de trouver sa validité ailleurs que dans les formes de son discours, de se vérifier les pieds sur terre, en chair et en os, en pratique. (cf. La 2ème , la 8ème et la 9ème thèse sur Feuerbach)

Ainsi en ces années 40 l’histoire effective réalisait une remarquable convergence. Le mouvement qui portait un intellectuel bourgeois allemand à vouloir être philosophe le portait hors de la philosophie et lui faisait découvrir l’exigence d’avoir à convertir sa pensée vers la pratique. Mais ce projet fût resté lui-même spéculatif si cet intérêt n’avait pris une figure donnée et concrète. Or, cette figure concrète, l’histoire avait commencé de la [0051]produire. C’était le thème pratique que la classe ouvrière portait au jour dans le mouvement qui la constituait en « classe pour soi ». Reconnaître ce thème et l’assumer, le conduire, par concepts, à     son expression générale, c’était maintenant la tâche de la « pensée », pour celui ,  qui, en dépit de Hegel, avait pris au sérieux le projet hégélien : devenir ,  en toute plénitude et lucidité de conscience ,  le fils de son temps. Penseur de la révolution prolétarienne voilà le rôle neuf que Marx s’apprêtait à jouer sur cette scène où il était spectateur et acteur. Il assumait ce rôle parce qu’il avait choisi de prendre entièrement [0053]au sérieux le rôle naturel qu’il tenait de sa culture.

§ 5 – On comprend alors que les instruments conceptuels produits dans ce monde de culture aient été arrachés à leur domaine  de culture  d’origine et que leur mise en œuvre ait donné naissance à une autre configuration.

Pour le faire voir contentons-nous d’un exemple. C’est  encore  une proposition bien connue qui énonce que Marx aurait « remis sur ses pieds » la dialectique hégélienne. Ici encore le « folk-lore » ne  ment p  ment pas. Encore faut-il l’interpréter. Si l’on entend par là que Marx [0055]a opéré à l’intérieur du hégélianisme une suite de substitutions, qu’il a lu « matière » là où Hegel pense « idée », « homme » là où Hegel pense « esprit », « contradictions réelles » là où Hegel pense « contradiction dans le concept », alors on se trompe entièrement sur la nature du « renversement ». À vrai dire la dialectique n’est pas extraite de Hegel et transportée ailleurs. Elle a été apprise dans Hegel. Mais elle est redécouverte et ,  de nouveau apprise dans l’élément où la pensée s’est transportée : la pratique sociale qui [0057]montre ses configurations originales. La dialectique est apparue comme instrument universel à la pensée émigrée sur terre pour ce qu’elle apparaissait comme la forme d’expression spécifique du domaine des objets qui s’y offraient (enchaînements d’actes et de projets, complexe de structures en mouvement, polarisations d’intérêts au sein de l’indéchirable réciprocité des rapports sociaux). C’est ce que montrait bien l’analyse du «  Capital  » : la méthode n’y préexiste pas à l’objet ; elle est reconnue et  recueillie  recueillie comme l’expression du contenu et du mouvement du concret lui-même. Hegel est ici [0059]retrouvé. Il n’est pas importé. Cela veut dire que le renversement du hégélianisme s’est opéré dans  l'élaboration  le cours de l’analyse elle-même et se trouve justifié par le contenu de cette analyse.

Une observation du même ordre vaudrait pour le matérialisme de Marx. Lui aussi est hérité. Mais loin d’être importé, il est reconnu à neuf et découvert comme la condition sans laquelle le projet pratique s’écroule. Que l’homme soit absolument et seulement terrestre, que son unique lieu soit nature et histoire, c’est ce qui se découvre et demande à être [0061]maintenu par celui qui prend entièrement au sérieux la tâche d’élaborer théoriquement les thèmes pratiques immanents dans l’action historique du prolétariat. Le matérialisme est ici l’horizon nécessaire dans lequel prend tout son sens et se vérifie la primauté du « pratique ».

Ces brèves remarques suggèrent une conclusion. Nous ne savions en commençant comment nommer  le marxisme  la doctrine de Marx. Nous vérifions maintenant combien cet embarras était justifié. « Pensée théorique du mouvement de la pratique sociale en chemin vers la résolution de ses contradictions », telle nous semble l’expression  complète  [0063]qui caractérise le projet de Marx.  C'est pourquoi plusieurs « doctrines » ont pu sur le même fond se donner pour tâche  Et si nous ajoutons « détermination des moyens et des stratégies capables de conduire ce mouvement à bonne fin », alors notre expression sera complète.  Mais cette expression désigne-t-elle encore une doctrine ? Ce point reste ouvert. La question est aujourd'hui encore, Aujourd'hui encore la question demeure ouverte      Il nous faut dire alors que la « doctrine » contenait en elle la source de son progrès. Son moment [0064] X

Le risque existait aussi, pour elle, de se figer      en  un moment en un dogme  univer  spéculatif et de paraître comme une clef universelle capable d’ ouvrir n’importe quelle porte. ← [0065] essentiel  était  est la conceptualisation de la pratique. Il  était  est donc de son essence de ne pas demeurer immuable ; mais de se transformer elle-même à mesure que se  transformaient les champs pratiques et que se    différi    compliquèrent les structures soci transformeraient  transforment les champs pratiques et que se  diversifieraient  diversifient les structures sociales dans lesquelles elle  devait  doit        s’investir X . Mais l’histoire de ces mutations ne concerne plus seulement Marx.