Je 1 voudrais proposer quelques réflexions suggérées par le sous-titre de
Commençons par un constat. La première phrase de
Ce qu’il exigeait de ce « quasi-monde » pour le faire exister en sa teneur propre, Sartre l’a exigé du monde lui-même. Jusqu’au bout il a maintenu ce souci : ne pas accepter de s’absenter, ou de se poser du point de vue d’un anonyme absent, un paisible et désintéressé surveillant du monde.
Il reste que quelqu’un qui dans
Il y aurait donc plusieurs façons d’accéder à l’exigence phénoménologique et d’y engager le travail de la pensée ? Je le crois. Et ce que je voudrais tenter de dégager c’est la manière sartrienne de découvrir et de conduire un tel engagement.
Et comme je ne peux me référer à la totalité de ce qui est écrit dans
Le titre de cette introduction « A la recherche de l’Etre » exige d’abord examen. « Chercher l’être » peut passer pour une expression vide de sens. Elle paraît telle en effet pour qui vit naïvement parmi les choses existantes, au sein du monde donné, et s’abandonne à son cours. Si affairé qu’il soit dans cette vie naturelle, il cherchera toujours parmi les étants : celui qui vient à lui manquer, ou la détermination qui paraît manquer à celui qui se présente et se tient là, dans la pénombre. « Chercher à repérer des étants » pourra toujours garder un sens « chercher l’Etre », aucun.
Il reste que dans la « langue d’exposition » de Sartre, cette langue qui vient sous sa plume pour communiquer l’enchainement de ses pensées (son travail de la pensée) l’expression « chercher l’Etre » a un sens : au minimum celui d’un projet, qui se propose d’emblée comme non vide. C’est donc que, pour lui qui dit « chercher », l’évidence naturelle et tranquille du monde a déjà vacillé, et que, de ce fait, déjà sa pensée est en travail. Qu’est-ce qui fait vaciller ainsi cet état « naturel » de paisible assurance ? «
Voilà pourquoi je prendrai au sérieux l’anecdote racontée par Simone de Beauvoir : Raymond Aron, de retour d’Allemagne, rapportant un soir, au café comme il se doit, la « bonne nouvelle » de la phénoménologie husserlienne : « désormais, mon petit-camarade, ce verre qui est là, est objet de philosophie ». Simone de Beauvoir suggère que Sartre en reçut comme un coup au cœur. Quant à moi, je soupçonne, entre les deux « petits-camarades », quelque chose comme un malentendu. Déjà le « verre » n’était pas pour Sartre tel qu’il paraissait être à Aron : quelque chose dont on pouvait se contenter de « positivement parler », à quoi on avait affaire selon des conduites déterminées ou déterminables, en relation avec d’autres « objets », qu’il importait de rendre explicites. En somme Aron suggérait à Sartre : tu vas pouvoir philosopher à ton aise sans t’évader jamais du quotidien. Or Sartre, d’une certaine façon, s’était déjà évadé de la quotidienneté banale : il s’en était évadé sur place. Dans la manière d’être-là du verre il discernait quelque chose d’inquiétant : le là justement ou mieux le « il y a » du « verre là ». Pour lui le monde ambiant avait déjà vacillé vers la question de son être. Et de ce fait déjà sa pensée se tenait sur ce point, en état d’éveil, travaillée par le monde même. C’est sans doute (mais je ne peux que le soupçonner) en cet état d’éveil et de suspens qu’il est entré dans les voies qu’ouvrait E. Husserl, et s’est pris, pour la phénoménologie, d’une passion qui ne l’abandonnera jamais entièrement.
« Parfois, quand je suis tout à fait ivre, et dans ce cas seulement, il m’arrive de croire que je suis Descartes ». Cela il me l’a dit un jour de juillet 1943, à Clermont-Ferrand justement, dans un café de la place de Jaude où nous étions allés boire pour fêter l’effondrement de l’Italie mussolinienne, dont le jour même, on avait reçu la nouvelle. Nous avions fort bien célébré la chose et sans être « tout à fait ivres », nous étions assez exaltés. Nous en étions venus à parler de la thèse d’Albert Lautman sur les notions de structure et d’existence en mathématiques. Le Castor toujours curieux et sage m’interrogeait : il désirait savoir si et comment Lautman « décrivait » ces structure. J’avais répondu qu’il n’y avait pas lieu de les décrire : il suffisait de les dégager et de les nommer ; elles n’étaient visibles qu’à l’œuvre dans le corps des mathématiques effectives. Sartre nous regardait d’un œil torve et vaguement dégouté ; il s’intéressait de préférence aux gens qui entraient et sortaient, aux bruits des conversations : et marmonnait : « Drôles de gens ; étrange ville ». Et c’est alors que, tout d’un coup, de l’air de quelqu’un qui se réveille, il a dit « Moi parfois, quand je suis tout à fait ivre …. ». Ivre il ne l’était pas « tout à fait » ; il désirait seulement mettre fin à des propos qu’il jugeait passablement frivoles. Et il « jouait » Descartes, cet empêcheur de penser en rond, bien à l’aise dans les savoirs tout faits. Il voulait nous réveiller en somme.
Ce souvenir vieux de 50 ans me porte aujourd’hui à penser que si la familière assurance d’être au monde « comme il se présente » a vacillé pour Sartre à certaines heures de « nausée », elle a joyeusement vacillé. Elle a vacillé vers l’écriture : expression d’un travail de la pensée entêté et frénétique. Et de fait ce jour de juillet